Vous écrivez un livre pour expliquer que le terrorisme n’est pas le cœur de la situation et qu’on a tort de se focaliser sur ce sujet. Et patatras… Que fait un de vos premiers lecteurs ? Il parle de votre livre, et consacre toute sa critique à discuter du terrorisme. C’est ainsi que Laurent Joffrin, dans Libération, commence par saluer dans Tout est prêt pour que tout empire mon « louable effort de synthèse » dans un « livre utile, sympathique », qui « a le mérite d’éclairer les maux contemporains à l’aide d’une explication simple et largement convaincante ». Mais la pommade se révèle venin : car la suite de l’article va se centrer sur la montée de l’intégrisme en évacuant le reste du propos du livre – dont le principal est de dire que la question écologique surplombe toutes les autres, et que dans la phase historique actuelle, l’inégalité est le verrou central autour duquel les différentes crises se sont nouées, et dont le terrorisme n’est qu’un aspect.
Je ne vais pas répondre en détail à Laurent Joffrin, mais plutôt expliquer pourquoi il lit si mal le livre, se livrant en fait à une défense du système oligarchique dont il est une pièce notable. Il commence par me qualifier de « journaliste militant ». Choix étrange, qui cherche à disqualifier mon propos d’entrée de jeu. L’adjectif est malhonnête, surtout venant d’un employé servile du capitaliste Patrick Drahi, propriétaire du journal dont Laurent Joffrin est le directeur de la rédaction. Si refuser d’être le domestique des puissants est être militant, va pour militant. Mais l’entrée en matière de M. Joffrin manque de courtoisie. Ensuite, dans la discussion de mes arguments, qu’il présente assez correctement, Joffrin va faire croire que j’oublie un « élément essentiel » : la source du terrorisme dans la guerre d’Afghanistan déclenchée par l’URSS en 1979. Sa remarque tombe d’autant plus à plat que la dite guerre est précisément décrite dans le livre (p. 11-12) comme un élément clé de l’histoire moderne, tout comme, d’ailleurs, un événement crucial mais souvent oublié, l’occupation de mosquée de La Mecque par des intégristes musulmans en novembre 1980 (p. 16).
Il prétend aussi que je ramènerais « la montée de l’intégrisme à de simples causes sociales ou économiques ». Il est déjà risible de trouver « simples » les causes sociales et économiques d’un phénomène, comme si elles n’étaient pas essentielles. Mais je ne réduis pas l’intégrisme à ces causes, qui s’entremêlent avec des facteurs symboliques aussi importants, que sont le ressentiment, le sentiment de fierté collective, l’affirmation d’une vision du monde différente de celle de l’Occident (p. 18). L’employé du milliardaire Drahi affirme aussi que je crois que les intégristes sont opposés au capitalisme, alors que j’écris que l’intégrisme religieux s’en accommode au contraire très bien (p. 77).
La lecture du livre par Laurent Joffrin est en fait plus intéressante pour ce qu’elle révèle de la pensée des classes dirigeantes que de ce qu’elle prétend expliquer de Tout est prêt pour que tout empire. Son obsession, en fait, est de défendre les « démocraties » que je voudrais « culpabiliser ». Car il est bien entendu que le monde des Drahi, Bolloré, Dassault, Arnault, Pinault, etc., est celui où régne la libre volonté des peuples et non pas l’inflexible puissance de l’argent. Il est clair que la seule modernité possible est celle qui régit aujourd’hui les Etats-Unis de M. Trump et l’Europe de M. Juncker. Il est incontestable que le monde de l’état d’urgence permanent et de la surveillance de tous par la NSA et les divers services d’écoute est celui de la liberté. Etc. Tout cela est assez pitoyable, et confirme qu’avec de tels leaders d’opinion, les choses ne peuvent qu’empirer.
M. Joffrin, qui s’intéresse à la politique, conclut par une grande crainte : que l’on refuse « l’alliance avec la gauche démocratique ». Il faut ici traduire : la « gauche démocratique », pour M. Joffrin et les autres médias de l’oligarchie, c’est le Parti socialiste en France, le Parti démocrate aux Etats-Unis, etc. C’est-à-dire ceux-là même qui, par leurs trahisons successives des valeurs de gauche, ont conduit au dégoût général des classes populaires pour « leurs représentants » et aux tentations de l’extrême-droite.
Et bien, cher Laurent Joffrin, vous avez ici bien lu le livre : il y est écrit qu’ « on ne peut plus accorder la moindre confiance aux partis sociaux-démocrates » et on espère qu’ils connaîtront le sort qu’ont connu naguère le Parti radical et autres héros politiques des siècles passés. Car la seule chose qui permettra d’éviter que « tout empire », c’est un changement radical des options politiques et économiques.
Image : Tifnb