Greenpeace : « On veut diviser par deux la consommation de viande et de produits laitiers »

Jean-François Julliard est le directeur général de Greenpeace France depuis 2012.


Reporterre — Greenpeace France fête cette année ses 40 ans. Depuis 1977, la crise écologique s’est aggravée, et ce, malgré les alertes répétées portées par les organisations comme la vôtre. N’est-ce pas un échec de la société civile ?

Jean-François Julliard — Ce n’est pas un échec parce qu’on a fait ce qu’on a pu. S’il n’y avait pas eu la société civile, les indicateurs seraient encore plus alarmants qu’ils ne le sont. Malgré tout, les associations, les personnes mobilisées, ont limité les dégâts. Il y a eu de belles avancées dans la prise de conscience des enjeux écologiques, dans des traités qui ont été adoptés sur la protection de la mer, sur l’Antarctique, sur l’interdiction des déchets nucléaires en mer.

En revanche, on n’a pas réussi collectivement à enrayer la crise climatique, on n’a pas réussi à enrayer la perte de biodiversité.


Qu’est-ce qui a manqué pour qu’on pèse collectivement ?

Il n’y a pas un ou des responsables. Il y a une responsabilité collective : nous avons manqué de mobilisation citoyenne. Beaucoup de gens n’en ont encore rien à faire. Et nous avons manqué de volonté politique, pas uniquement de la France mais globalement. Nos dirigeants n’ont pas fait ce qu’ils auraient dû faire pour régler ces enjeux.

L’Accord de Paris est très bien sur le papier, mais il n’a pas encore changé les choses. Surtout, l’Accord de Paris aurait du être signé 20 ans plus tôt ! Nous sommes en retard. Quant aux décideurs économiques — chefs d’entreprise, grandes institutions financières, banques —, ils n’ont pas pris d’engagements à la mesure du problème.


Quel est le principal succès de Greenpeace France en 40 ans ? Et son principal échec ?

Notre grande réussite, c’est la campagne sur les essais nucléaires. Bien sûr, ce n’est pas Greenpeace qui a mis fin aux essais nucléaires militaires, mais nous avons participé à leur arrêt. Nous avons aussi beaucoup porté la fin de l’immersion des déchets nucléaires en mer.

À l’inverse, l’échec, c’est qu’on n’a toujours pas réussi en France à faire fermer la moindre centrale nucléaire, malgré plus de 30 ans de travail. La loi de la transition énergétique inscrivait une tendance à la décroissance dans l’utilisation du nucléaire, mais on n’y est toujours pas.


Vous avez tout essayé pour stopper la machine du nucléaire (« Rainbow Warrior », rapports, intrusions dans les centrales)… en vain. Pourquoi ?

On n’y arrive pas, mais on va y arriver. Je reste résolument optimiste là-dessus. On va y arriver parce qu’on est en train d’atteindre un point de basculement : le nucléaire ne s’est jamais aussi mal porté. On l’a vu sur la question de la sûreté, sur la question de la sécurité, sur les questions financière et économique. Tous ceux qui défendaient le nucléaire commencent à avoir des doutes. Ceux qui clamaient que le nucléaire est une énergie d’avenir le disent de moins en moins.

L’histoire du nucléaire en France commence à être longue, elle a été portée par de grandes opérations de communication, de désinformation. Aujourd’hui encore, la moitié de la population française reste pronucléaire. Il y a tout un tas d’arguments qu’on n’a pas réussi à déconstruire. Les gens pensent encore que cette énergie n’est pas chère, et qu’elle est la plus sûre, alors que c’est faux ! Le nucléaire est toujours considéré comme le fleuron de l’industrie française, alors qu’on n’exporte plus rien. Il y a une espèce de fierté à être le pays du nucléaire. On a été nourri au nucléaire, on a grandi avec les 19 centrales, on nous a matraqués ces ses arguments.

Et puis, aucun gouvernement ne s’est montré volontaire sur ces questions. François Hollande n’a rien fait pour diminuer la part du nucléaire. Aujourd’hui, Emmanuel Macron répète à qui veut l’entendre que les centrales vont fermer, mais sans dire quand, ni combien, ni comment. Son annonce est facile à faire, puisque de toute façon, un jour ou l’autre, elles vont devoir fermer. Trop de nos dirigeants restent convaincus — de bonne ou de mauvaise foi — que le nucléaire a de l’avenir.


Le combat écologique se passe aujourd’hui beaucoup sur le terrain : à Notre-Dame-des-Landes, à Bure, mais aussi contre le contournement autoroutier de Strasbourg ou contre l’A45 entre Lyon et Saint-Étienne. Or Greenpeace, qui est né de l’activisme écologiste, est peu présent dans ces luttes…

Greenpeace a toujours assumé un aspect « enjeux globaux  ». Nous nous sommes davantage engagés pour la protection de l’Arctique que sur les luttes locales. Mais depuis trois ans environ, on essaye d’accompagner ce qui se passe sur le terrain. Parce que ces luttes locales ont une résonance globale.

Notre-Dame-des-Landes, ce n’est pas simplement s’opposer à la construction de cet aéroport, mais aussi à une certaine vision de la société de demain. Nous ne voulons plus, ni ici ni ailleurs, de grands projets d’infrastructure qui menacent la biodiversité et le climat.

Les 29 groupes locaux de Greenpeace s’emparent de et portent ces combats, travaillent avec les collectifs d’opposants, les soutiennent par de la formation, du matériel, de la visibilité.


Sur Bure, qui devient une des grandes batailles du nucléaire, vous donnez l’impression de rester observateur…

Jusque-là, notre campagne nucléaire s’est concentrée sur la question de la sécurité. La question des déchets n’est pas moins importante, mais on ne peut pas être sur tous les fronts. En revanche, nous discutons avec les collectifs locaux, et avec l’Agence nationale des déchets radioactifs.


Quelle est la position de Greenpeace sur l’enfouissement ?

Il n’y a aucune solution idéale, mais la moins mauvaise des solutions reste de laisser les déchets sur les sites des centrales, en entreposage à sec. Nous sommes opposés à l’enfouissement profond à Bure.


À Notre-Dame-des-Landes ou à Bure, les groupes de militants font aujourd’hui ce que faisait Greenpeace à son origine : des actions de désobéissance civile, des occupations. En comparaison, Greenpeace paraît être devenue une grosse ONG, portée par des salariés plus que par des militants de terrain…

Tant mieux s’il y a des mouvements qui naissent et qui prennent le relais ! Greenpeace n’a pas vocation à être partout. On est devenu plus gros qu’à une époque, mais tant mieux ! Ainsi, on pèse plus dans les négociations politiques. On a plus d’influence qu’on n’en avait dans les années 1980.

Mais nous n’avons pas délaissé le terrain de l’activisme et de la désobéissance civile.

On continue d’avoir des activistes bénévoles qui prennent des risques : ils sont encore récemment entrés deux fois dans des centrales nucléaires, et sont sous le coup de procédures judiciaires. Il n’y a pas de changement d’état d’esprit chez Greenpeace. On reste aussi fidèle à nos valeurs qu’on l’a été au démarrage.

Par contre, Greenpeace n’a jamais été une organisation de mobilisation de masse. On a toujours usé d’un mode d’action avec de petites équipes, quelques personnes sur un bateau.


Combien êtes-vous de militants bénévoles et de salariés ?

En France, il y a 600 à 700 militants actifs, c’est-à-dire des gens qui ont un engagement plus poussé que d’autres. Par an, on compte 190.000 donateurs, donc des adhérents. Le don moyen est d’une centaine d’euros, ce qui fait 19 millions d’euros de budget. Et nous sommes 110 salariés.


En 2012, vous n’étiez que 70 salariés. Comment expliquez-vous une telle croissance ?

Quand je suis arrivé, en 2012, il y a eu une réforme globale de Greenpeace, qui a permis de redistribuer les rôles du siège international vers les bureaux nationaux comme le nôtre. Il y a eu des fonctions en plus, et donc des équipes en plus. Et puis, on travaille sur de nouveaux sujets, comme l’élevage.

La collecte de fonds fonctionne. Les gens nous soutiennent parce qu’on reste déterminés et entêtés. Sur la question du nucléaire, nos donateurs ne sont pas forcément des antinucléaires déterminés, mais ils reconnaissent qu’il y a besoin d’acteurs comme nous sur cette question. Beaucoup de personnes sont fidèles, et adhèrent depuis 30 ans. Et puis, il y a de plus en plus d’intérêt pour l’écologie.


Le fonctionnement de Greenpeace paraît très vertical. Comment se prennent les décisions ?

Au niveau global, les priorités stratégiques sont proposées par les chargés de campagne, puis les directrices internationales arbitrent. Ces décisions reviennent ensuite au niveau national, où des équipes s’emparent de ces objectifs et travaillent dessus de manière très autonome.

Par contre, et on l’assume pleinement chez Greenpeace, la direction « exécutive » a beaucoup de poids. C’est une organisation anglo-saxonne : les orientations stratégiques sont fixées par les équipes salariées, pas par les militants, même s’il y a des échanges et de la concertation. C’est ce qui nous permet d’aller vite et de garder cette cohésion d’ensemble.


Le nucléaire est une singularité de Greenpeace, mais vous avez du mal à être présent sur d’autres thématiques, comme l’agriculture, la forêt.

Nous sommes visibles sur le nucléaire parce que cela fait vingt ans que nous travaillons dessus. On a été très visible sur les OGM parce que nous avons travaillé dessus pendant quinze ans. J’espère que, dans dix ans, nous serons très visibles sur l’élevage. En France, on a deux priorités : la transition énergétique et la transition agricole.


En parlant de transition écologique, Nicolas Hulot est-il adhérent à Greenpeace ?

Je ne pense pas (rires).


Que pensez-vous de son rôle au gouvernement ?

Je ne suis plus sûr que sa présence serve à quelque chose. Je n’aurais pas dit cela avant ses annonces sur le report de la baisse du nucléaire. J’ai de moins en moins la conviction qu’il pourra faire bouger les choses. Je ne doute pas de ses convictions écologiques, même si on a eu pendant longtemps des échanges compliqués sur le nucléaire. Je ne suis pas sûr que sa présence au gouvernement permette de faire avancer les sujets environnementaux.


Le fait qu’il soit perçu comme très écologiste ne couvre-t-il pas une politique anti-environnementale ?

C’est un risque. Quand il a été nommé, nous avions dit : c’est bien si ce n’est pas une oasis dans un désert environnemental. Bien sûr, ce n’est pas facile de gagner des arbitrages. Mais, à un moment, soit Nicolas Hulot arrive à faire avancer certains dossiers, soit il faudra qu’il se pose la question de son utilité et de sa place au gouvernement.


Quelle est votre ligne rouge ?

Nous avions une ligne rouge qui était la Programmation pluriannuelle de l’énergie, qui permet l’application concrète de la loi de transition énergétique. C’est à Nicolas Hulot de gérer la deuxième phase. Donc, soit il obtient une trajectoire très précise de baisse du nucléaire, avec un nombre de réacteurs à fermer, soit ça ne sert à rien qu’il soit là. Mais Nicolas Hulot a déjà annoncé que les objectifs de la loi de transition énergétique seraient reportés. La ligne rouge n’est pas franchie, mais on s’en approche.


Et que pensez-vous d’Emmanuel Macron ?

Sa politique n’est pas environnementale. Je ne sens pas de vraies convictions écologiques de sa part. Mais il a bien compris qu’il avait à gagner, politiquement parlant, en s’engageant sur ces questions, notamment sur le climat.

Il a très bien joué son coup quand Trump a annoncé son retrait de l’Accord de Paris. Il est très fort sur la scène internationale, mais l’action en France ne suit pas. Tant que nous n’aurons pas les preuves d’une réelle transition écologique, son discours international sonnera creux. Et pour le moment, il sonne creux.


L’écologie politique n’est pas présente en ce moment, le parti écologiste est en crise (EELV). Comment relancer le mouvement écologiste en France ?

Y a-t-il besoin de le relancer ? Ce n’est pas une crise de l’écologie politique, c’est la crise d’un parti politique. Quand on fait le décompte des votes aux présidentielles en faveur d’un candidat avec une forte dimension écologiste, Hamon et Mélenchon, il y a eu du monde. C’est sans doute la première fois qu’autant de Français ont voté en se posant la question de la protection de l’environnement. A-t-on besoin d’un parti spécifique sur l’écologie ? Il vaut mieux faire en sorte que l’écologie soit une vraie problématique dans l’ensemble des partis.


Avez-vous parfois des divergences avec Greenpeace International ?

Des divergences, non, mais des différences de positionnement, oui, par exemple sur l’indépendance politique. Il y a une tradition dans les Greenpeace en Europe de jouer un rôle dans les campagnes électorales : analyse de programmes, travail de plaidoyer pour obtenir tel ou tel sujet dans les programmes. D’autres bureaux n’ont pas du tout cette approche-là, car ce serait mal vu dans leur pays.

Au niveau international, on essaye d’être plus présent là où il y a des points chauds pour l’environnement. Moins en Europe, plus en Asie, au Brésil, en Afrique. C’est pourquoi on répartit les ressources. Un quart du budget de Greenpeace France, 5 millions d’euros, va à l’international pour être redistribué selon les priorités. Certains bureaux sont donc contributeurs et d’autres sont receveurs.

Ce n’est pas toujours évident. C’est difficile en Inde ou en Russie, car il y a des lois dures envers les ONG internationales. Mais on continue : un Greenpeace Moyen-Orient et Afrique du Nord devrait ouvrir prochainement.


Greenpeace est-elle une organisation anticapitaliste ?

On est antiproductiviste. Si on se dit anticapitaliste, cela pourrait laisser entendre qu’on est procommuniste alors que le communisme s’est bien souvent révélé très anti-environnemental. Ce qui est sûr, c’est que l’économie telle qu’elle est pratiquée est largement responsable de la crise écologique.


Quels seront les principaux combats à mener en 2018 ?

On va continuer à travailler sur le nucléaire. La vraie nouveauté, c’est l’élevage. On a lancé en décembre une campagne sur la restauration scolaire, mais cette campagne va prendre une dimension internationale, avec un projet Élevage et réforme de la PAC. Notre demande, c’est moins de viande et mieux. On veut diviser par deux la consommation de viande et de produits laitiers d’ici 2050. Sans doute avec une approche différenciée selon les pays : on ne va pas demander la même chose au Sahel ou en France. Et on va lancer en France une campagne transports, sur la pollution de l’air et les transports urbains.

  • Propos recueillis par Hervé Kempf et Lorène Lavocat

Source : Reporterre

Photos : © Eric Coquelin/Reporterre









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