• Entretien avec Le Courrier, quotidien d’information genevois.
« Que crève le capitalisme. » Rédacteur en chef du journal en ligne Reporterre, spécialisé dans les problèmes d’écologie, le journaliste Hervé Kempf publie un ouvrage au titre sans équivoque. Un regard à la fois radical et original sur la crise climatique et environnementale, dans la mesure où Hervé Kempf construit son propos de rupture à partir de la seule écologie politique, sans forcément se référer à un discours de type marxiste.
Il n’élude pas pour autant la question sociale. Au contraire, puisque selon lui, c’est bien de l’association des mouvements sociaux et écologistes que le basculement vers un autre monde peut être mené. Il sera à Genève mardi et mercredi pour un débat et une conférence publique dans le cadre d’Alternatiba qui se tient cette semaine aux Bastions. Interview.
Dans votre ouvrage vous postulez de la fin du système capitaliste. Mais celui-ci a montré sa grande plasticité et son adaptabilité au changement. Il ne tombera pas tout seul.
Hervé Kempf : Forcément, c’est le cas de toutes les grandes civilisations. Et cela s’est fait sur des durées longues. L’élément crucial qui me fait dire que le système est à bout, c’est l’impasse écologique, la crise climatique et celle de la biodiversité qui menace notre existence même. Mais le capitalisme va forcément tenter de s’adapter. La crise écologique lui offre de nouvelles perspectives. Le réchauffement climatique implique la fonte de la banquise et, partant, la possibilité de forer à des endroits inaccessibles auparavant.
Vous estimez que le système ne peut plus être réformé. Pourquoi ?
A cause de l’urgence climatique. Le temps nous est compté. Et de fait, on a assisté ces quarante dernières années à un durcissement du capitalisme. Ce dernier a étendu son emprise sur des domaines nouveaux. Il a privatisé des ressources jusqu’à là communes, comme l’eau par exemple, mais aussi le domaine des ondes électromagnétiques. La révolution néolibérale a aussi permis la confiscation de secteurs publics comme l’éducation, la santé, voire même des domaines comme les prisons qui sont transformées en centres de profit. En 2008, à la suite de la crise des subprimes, on aurait pu imaginer une remise en question. C’est le contraire qui s’est produit. Cela a été l’occasion d’accélérer le processus de privatisation et de dépouillement de l’Etat.
Vous montrez aussi que la fuite en avant technologique s’inscrit dans une certaine cohérence idéologique.
Le système est indubitablement en train de conquérir des champs nouveaux dans le cadre de la révolution numérique. Effectivement, les visions de conquête de l’espace, de colonisation de Mars ou de maîtrise du vivant qui peuvent paraître un peu délirantes s’inscrivent en fait dans un cadre idéologique très cohérent. Elon Musk, le patron de Tesla, est en train de s’approprier l’espace extra-atmosphérique avec ses satellites en dehors de tout cadre légal.
Dans votre ouvrage, vous proposez une sorte de boussole inversée pour s’en sortir. Faire le contraire de ce que propose l’idéologie dominante : préférer le commun à l’individualisme, la lenteur à la vitesse, etc.
La formule de renversement est présentée sur un mode un peu caustique, effectivement. Mais je suis très sérieux. La grande victoire du capitalisme, c’est la manière dont il a colonisé nos esprits. Nous devons nous défaire de la vision individualiste qu’il a réussi à instiller dans nos têtes. Et cela passe, effectivement, par ce type de résistance ou de rupture. Avec Reporterre, nous sommes beaucoup allés sur le terrain avec les Gilets jaunes. Il est frappant de constater à quel point le fait de se retrouver, de pouvoir échanger, débattre, confronter a été important et formateur pour ces personnes.
Vous évoquez la nécessité de résister au « point goulag », sorte de prolongement du point Godwin (ce dernier postulant que chaque débat sur internet aboutit inéluctablement à une comparaison avec Hitler).
Dès que vous invoquez des questions comme le partage des richesses, la décroissance, le collectif, surtout lorsque vous parlez avec les profiteurs du système, à un moment, on nous oppose l’argument imparable « cela ne marchera pas, on l’a vu avec l’Union soviétique ». C’est en fait un aveu de faiblesse de nos opposants qui n’ont plus d’arguments pour justifier leurs privilèges. Il faut l’assumer et le retourner contre ceux qui nous l’opposent.
Y a-t-il un risque de dérive du système vers un techno-fascisme comme vous le craignez ?
Le terme de fascisme n’est sans doute pas le plus juste, il faudrait peut-être plutôt parler de capitalisme policier. Les libertés régressent, la surveillance se généralise. Le vieux précepte qui voyait libéralisme économique et politique marcher main dans la main a vécu. Aujourd’hui la croissance se fait au détriment des libertés. C’est aussi ça, la crise du capitalisme.
Propos recueillis par Philippe Bach