J’ai été interrogé par Nelly Pegeault pour Nature et Progrès, à propos de Que crève le capitalisme. Verbatim :
Nature et Progrès - Vous n’y êtes pas allé par quatre chemins ! Avec un titre pareil, comment votre livre a-t-il été accueilli ?
Hervé Kempf - Très mal par Jeff Bezos (rires). Pas un mot dans la presse mainstream, ni d’ailleurs dans celle qu’on appelle de gauche : comme si la question du capitalisme ne se posait plus. Pourtant, le livre n’est pas une critique venant de l’univers marxiste ou de gauche, mais une analyse du capitalisme du point de vue de l’écologie, une optique peu défrichée jusque-là. En revanche, il y a eu une belle réception dans les milieux anarchistes, et bizarrement aussi dans des médias chrétiens. Tout cela montre que les discours les plus radicaux sont tus par les officiels, par la société dominante, alors que des gens inattendus se disent : « Tiens, si on réfléchissait vraiment à ce qui est en train d’arriver »… Mais le plus important est que ce livre a été bien accueilli par le public. Malgré le confinement qui a perturbé la vie des libraires et annulé mes conférences et rencontres avec le public, le livre se vend bien et a déjà connu deux ré-impressions. Et quand j’ai pu faire des rencontres en public, les gens étaient nombreux et les discussions passionnantes.
Maintenant, si vous nous parliez du « sale petit secret du capitalisme » ?
C’est une expression d’Immanuel Wallerstein, un grand historien décédé en 2019. Le sale petit secret du capitalisme désigne « les externalités », un concept économique qui semble compliqué, mais en fait simple : les entreprises, les industries, les capitalistes ont pris l’habitude d’externaliser, c’est-à-dire d’ignorer dans leurs comptes économiques, les dégâts écologiques, qui sont en fait supportés par la société. C’est ainsi que s’augmente le profit, qui est le cœur du capitalisme. Le sale petit secret du capitalisme, c’est donc que le compte économique des entreprises et de l’économie en général est totalement faussé afin d’accroître le profit. Ce sale petit secret explique pourquoi le capitalisme est aujourd’hui responsable de la destruction du monde. En fait, les capitalistes se gobergent sur le vol du bien-être écologique de toutes et de tous. Si l’on veut empêcher l’aggravation de la catastrophe écologique, il faut absolument refonder le calcul économique, en y intégrant le coût des dégâts à l’environnement. Il apparaîtra ainsi que nombre d’activités aujourd’hui profitables ne sont en fait pas rentables, et que d’autres, par exemple l’agriculture biologique, le sont du point de vue de l’intérêt collectif.
D’après vous, au lieu de perdre de sa superbe après la crise de 2008, le capitalisme s’est « ré-armé idéologiquement ». Que s’est-il passé ?
Ce point est le cœur du livre. Il faut vraiment comprendre : un, que le capitalisme a une histoire ; deux, qu’il traverse des phases historiques ; et trois, qu’on est engagé dans une nouvelle phase du capitalisme depuis 2008. La grave crise financière de 2008, qui aurait pu mettre à bas l’ensemble des sociétés, a été causée par la spéculation et la cupidité invraisemblable du système capitaliste. On a évité le pire grâce à l’intervention des États, qui ont racheté les banques pourries et se sont endettés pour empêcher l’économie de s’effondrer. Logiquement, on aurait dû ensuite remettre le système à plat, reprendre le contrôle du système financier, séparer les banques de dépôt et les banques spéculatives, etc. On ne l’a pas fait. Au contraire, le système financier est reparti comme avant, les inégalités ont repris leur ascension, la catastrophe écologique s’est amplifiée. Pourquoi ? Parce que le capitalisme s’est renouvelé, donnant libre cours à une nouvelle idéologie plaçant le développement technique illimité comme son horizon historique. Cette idéologie, mûrie dans la matrice de la Silicon Valley, a pu s’amplifier avec un vif progrès de l’intelligence artificielle entre 2008 et 2010, permis par un nouveau paradigme, le deep learning (apprentissage profond).
Pour que l’intelligence artificielle, sous le mode deep learning, réalise ses possibilités, il fallait une grande capacité de calcul, c’est-à-dire des ordinateurs très puissants, ainsi qu’une masse très importante de données, sur lesquelles les algorithmes peuvent s’entraîner et produire les résultats cherchés. Grands ordinateurs et données abondantes, c’est exactement ce dont disposaient les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Avec toute la sphère numérique, y compris en Chine, elles se sont engouffrées dans ce nouveau développement. Cela leur a permis de multiplier leur activité, et aussi leur fortune : les Gafam ont vu décupler leur cours de bourse depuis 2008, acquérant une puissance énorme. Les capitalistes à la tête du secteur numérique ont ainsi acquis une confiance en eux démesurée, et les moyens de projeter leur vision du monde sur l’ensemble de l’univers capitaliste. Ils généralisent une idéologie jusque-là marginale, exprimée notamment par Ray Kurzweil, l’inventeur du concept de singularité 2.0, selon lequel l’évolution historique va atteindre un stade où se produira la fusion ou le dialogue intime d’humains avec la machine, produisant en fait une surhumanité. Yuval Harari, dont le livre Homo deus manifeste l’esprit de nouveau capitalisme, exprime cela par des termes stupéfiants mais sans ambiguïté : il y aura des « surhommes », « une petite élite privilégiée d’humains augmentés », tandis que « la plupart des humains » formeront « une caste inférieure ».
La nouvelle idéologie capitaliste abandonne ainsi l’idéal humaniste et universaliste, selon lequel tous les êtres humains participent du même monde. Les nouveaux capitalistes se voient comme les maîtres de la technique, et voue le reste de l’humanité à se débrouiller face aux désastres climatiques et au chômage de masse causé par le développement de l’intelligence artificielle.
Le capitalisme est en fait en train de mettre en place un « apartheid climatique » selon la formule juste de Philip Alston. Une petite fraction de l’humanité – les plus riches ! – s’en sortirait en vivant dans une bulle à part, pendant que le reste de l’humanité végéterait en se confrontant aux sécheresses, aux inondations, aux famines, et à la médiocrité du monde inévitable si la catastrophe écologique se poursuit.
Tout ceci n’est-il pas un peu désespérant ?
Non, ce qui est désespérant, c’est que l’on continue à se cacher la réalité. Plutôt que de fermer les yeux ou de croire le discours dominant qui place l’écologie au second plan et dissimule la violence du capitalisme, il faut comprendre les causes de ce que qui se passe pour pouvoir en changer le cours. Prenons l’exemple du Covid : depuis plus d’une décennie, des scientifiques et des écologistes préviennent que la destruction de la biodiversité doit conduire à des pandémies ravageuses. Et maintenant, elles surviennent. Même s’il est dramatique que la réalité ait été ignorée, elle a été dite ! Pour empêcher les pandémies suivantes, nous savons maintenant qu’il faut stopper l’élevage industriel, la déforestation, la destruction de la nature. Il faut le dire et désigner le système qui est la cause de ces désastres.
Décrypter son moteur, ses méthodes et son projet nous donne des armes pour la lutte. Un premier point est de comprendre que les hommes à la tête du monde – les Jeff Bezos, Elon Musk, Xi Jingping, Emmanuel Macron, et tous ceux qu’ils représentent -, ne veulent pas le bien de l’humanité tel que l’entendent la plupart des gens, mais réaliser leur projet, quel qu’en soit le prix humain. Ce sont des adversaires, pas des gens qu’on pourrait amener à l’écologie.
Par ailleurs, analyser correctement les causes du désastre permet de comprendre dans quel sens il faut aller. Plutôt que les valeurs du capitalisme que sont l’égoïsme, l’individualisme, la compétition, la recherche insatiable du profit, il faut cultiver des valeurs opposées : la coopération, le souci des autres, la sobriété, placer les liens au-dessus des biens. Comprendre lucidement ce qui se passe permet de retrouver de l’énergie plutôt que de se laisser abattre par le fatalisme de l’effondrement, qui ignore les mécanismes de la société capitaliste. Avec la compréhension, on retrouve l’énergie de la lutte et l’envie de ré-ouvrir l’avenir.
Avant qu’on ne se quitte, pourriez-vous nous donner des nouvelles de Reporterre ? Comment se porte le quotidien de l’écologie en ligne ?
En fait, Reporterre est un média post-capitaliste (rires). Il vit en accès libre, sans actionnaire, sans publicité, car on considère que l’information est un bien commun. La très bonne nouvelle, c’est que ça marche ! Depuis 2020, nos recettes proviennent à 98 % des dons de nos lecteurs et lectrices. On vient d’embaucher notre dixième journaliste à plein temps en CDI, et on va continuer à se développer parce que notre situation économique est saine. Enfin, le plus important est que l’on produit quotidiennement des articles sur l’écologie, qui sont maintenant lus par plus de 38.000 personnes tous les jours. Donc Reporterre va bien et montre, avec d’autres, que l’on peut vivre hors du capitalisme, c’est-à-dire sans chercher le profit.